CHAPITRE PREMIER: LE CONGO A DIX-HUIT ANS
ROBERT LAFFONT 1969 Σελ 356 |
Bruges la Gothique, ma ville natale. Une enfance flamande et champêtre. A dix-huit ans, je deviens Africain.
D'abord, partir en brousse. La plantation de la Lindi. Une fabuleuse richesse au cœur du continent noir.
Portrait d'un vrai colon. Les feux de camp de la Force publique. Découverte du métier des armes. Stage dans les paras-commandos de Kamina.
Au cœur de l'Afrique, certains soirs de nostalgie, quand la chaleur humide monte de la brousse endormie, je pense à ma ville natale.
Il me suffit toujours de fermer les yeux pour la voir, avec ses canaux glauques et froids où glissent les cygnes, ses maisons de briques blanches sous les toits de tuiles usées par les nuages et les souvenirs, son beffroi fantastique où carillonnent des heures paisibles.
Bruges, ma ville. Bruges, toujours semblable à elle-même dans les matins brumeux, quand les quais, les ruelles, les ponts surgissent lentement de la nuit, inchangés à travers les âges. Vieille cité de la vieille Europe. Non, rien n'a bougé depuis les siècles d'or sur cette place du Bourg où les pavés sombres moutonnent et luisent sous la « drache[1] », entre l'hôtel de ville gothique et la basilique du Saint-Sang.
Aux jours de fêtes, les étendards frissonnent dans la brise. Nous sommes en Flandre. Des lions sombres avec des griffes gigantesques et des crinières sauvages, bondissent sur l'or des étamines qui, entre deux averses, prennent la couleur du soleil.
Mais mon animal symbolique, mon totem, ce n'est pas le lion. C'est le léopard.
Au Congo, aujourd'hui, tous m'appellent « le Léopard ».
C'est une longue histoire...
Comme toutes les histoires, elle commence dans une maison où s'éveille un enfant. Ma mère vit encore dans cette vaste demeure. La lumière du jour prend toutes les couleurs des vitraux et vient jouer sur les boiseries sombres des murs. Dehors, il fait gris; la brise de la mer, toute proche — une vingtaine de kilomètres, à peine — chasse de gros nuages qui virevoltent avec le vent tout autour du beffroi, comme de grosses mouettes sombres.
Un carillon... Mon père va bientôt rentrer. Il était avocat au barreau de Bruges et nous habitions rue Haute, tout près du palais de Justice. Les enfants l'entourent en riant.
Aujourd'hui, mon père est mort. La famille se trouve dispersée. Ma sœur vit à Paris, mariée avec un magistrat. Mes deux frères sont restés en Belgique. L'un est avocat et l'autre médecin.
Et moi? Je suis colonel, ne rêvant que de retourner au Congo. J'aime que dans ce terme de colonel, il y ait le mot de colon. Car, dans cette aventure africaine, j'ai été tout autant paysan que guerrier. On m'a toujours présenté comme un mercenaire. Qui aurait pu dire que j'étais d'abord un cultivateur?
Dans mon enfance, je n'imaginais pas que je deviendrais un jour, et pour si longtemps, soldat.
La « petite » Belgique me semblait aussi immense que l'Afrique. Le terrain de chasse de nos exploits allai l des dunes de la mer du Nord aux forêts des Ardennes. J'attendais avec impatience les grandes vacances pour retrouver la propriété de famille, avec les bois, les collines, les animaux. J'adorais la nature. Même la plaine flamande, avec son horizontale monotonie et les interminables lignes parallèles des peupliers et des canaux, m'attirait chaque fin de semaine, parce que j'y retrouvais Le goût de la terre et de l'eau, les longues marches, la lolltude, la fatigue et la joie.
Je grandissais comme l'enfant d'une famille de la liante bourgeoisie flamande, où il est de bon ton de l'exprimer dans la langue française et pour qui le patriotisme belge s'incarne dans la personne du roi. Je savais que mon pays possédait au cœur de l'Afrique un empire grand comme quatre-vingts fois la Belgique.
Pour moi, le Congo, c'était un homme, mon parrain. Joseph Muylle, avocat à Bruges, avait été officier dans la Force publique au Congo avant la Grande Guerre. Il tne parlait sans cesse de cet empire que le grand roi Léopold avait donné à la Belgique. J'aimais écouter ses histoires d'Afrique. Le plus bel ornement de sa demeure nie paraissait un léopard empaillé qui ouvrait une gueule aux crocs terribles. En haut de l'escalier, il semblait tapi comme en embuscade, prêt à bondir sur les visiteurs.
J'imaginais ses hurlements de fauve, la détente de ses muscles, ses griffes sur une proie. Avec quel frisson, la première fois, j'ai caressé sa fourrure, soulevant un petit nuage de poussière qui dansait dans un rayon de soleil. Je m'enhardis jusqu'à toucher son œil de verre. Le léopard devenait mon ami, mon frère. Un jour, je serais, moi aussi, Léopard...
En 1939, toute la famille célébra mon dixième anniversaire. Mais l'orage s'abattait sur l'Europe et je vivais mes dernières grandes vacances de petit garçon, ami des forêts et des animaux.
En 1940, c'est la guerre, l'exode, les routes interminables, la peur de mai, la soif de juin.
Au milieu des soldats et des fuyards éperdus, notre famille s'en va loin des combats, toujours plus loin, vers le Sud. Les Pyrénées nous arrêtent. Nous sommes dans le Gers.
Mon pays a capitulé. Et c'est le retour. Triste retour. Les bottes des soldats allemands arrachent des étincelles aux vieux pavés de Bruges. Les volets de bois, avec leurs chevrons peints de couleurs vives, se ferment quand retentissent leurs chansons et leurs appels.
Dans ma famille où les hommes de loi furent nombreux, des mots comme le droit et la justice sont bien plus que des mots. Ce sont des raisons de vivre et de mourir. Les Schramme ont toujours été patriotes. La répression s'abattit sur eux. Très rapide et très dure.
Mon père, qui comme avocat avait si souvent visité les prisonniers, se retrouva en prison. Mon parrain, le colonial, partit une dernière fois pour une expédition lointaine. Cet homme qui avait éveillé en moi le grand désir de l'Afrique ne devait plus jamais revoir le pays de sa vie aventureuse. Arrêté par les occupants, Joseph Muylle fut déporté au camp de Mathausen.
Et un jour, le bourdon de ma ville sonna le glas pendant deux heures : on venait d'apprendre sa mort. Il avait succombé en mars 1945. A cette époque, mon frère aîné se battait sur le front, avec les volontaires belges de la brigade Piron.
J'avais seize ans. La guerre venait de finir. Il était trop tard pour devenir soldat. Mais je pouvais pourtant suivre les traces de mon oncle : le Congo demandait des pionniers. Comme, soudain, les études paraissaient longues! J'avais tellement hâte de finir mes humanités pour pouvoir partir. Partir...
En novembre 1947, ce fut enfin la réalisation de mon rêve : un voyage d'études à Stanleyville. Au Congo! J'avais dix-huit ans. C'est un âge où le plaisir du voyage ne dissipe pas tout à fait la nostalgie d'une brusque rupture avec l'univers de l'enfance. Je quittais Bruges, ma famille, mes amis, mes souvenirs, le ciel gris et les nuages de Flandre. On ne sait jamais, partant pour l'Afrique, si c'est un adieu ou un au revoir...
— Je reviendrai!
Je suis revenu. Pour la première fois, en 1953. Six ans plus tard. Mais c'est de l'Afrique dont j'avais, désormais la nostalgie. Le Congo de mon âge d'homme possède tout le poids de souvenirs et d'espérance que représentait naguère la Belgique de mon enfance.
De tous les voyages, on ne garde que des images fugitives. Quand l'avion se posa sur l'aérodrome de Stanleyville, je m'efforçai de tout voir, de tout entendre, de tout retenir, de cette terre tant attendue. Mais les images se bousculaient. Je ne voyais plus que l'homme qui m'attendait. Là-bas, sur le terrain.
C'était un colon. Un vrai. Un homme endurci, cuit par tous les soleils de l'Afrique. Tout de suite, je lui ai trouvé un regard d'aigle, tandis que sa main serrait la mienne à la briser.
Il se présenta d'un ton bref :
— Joseph Dobbelaere.
— Jean Schramme.
Mes doigts craquaient dans les siens. J'aurais volontiers donné un an de ma vie pour sentir à ce moment dans ma main moite celle de mon père.
Je sentais que Joseph Dobbelaere ne serait pas long à me peser et à me juger. Mes dix-huit ans devaient paraître bien légers à ce vieux colonial. Tout de suite, il m'interrogea. C'était bien dans sa manière abrupte, cette question, en pleine figure :
— Que voulez-vous faire aujourd'hui? Voir Stan' ou partir en brousse?
Je sentais bien que je n'avais pas le choix. Pourtant, ma réponse fut sincère :
— Partir en brousse.
Il éclata d'un gros rire.
J'avais passé le premier examen. Et nous partîmes dans une superbe automobile traversant en trombe une ville où les jardins fleuris semblaient enveloppés par la chape de plomb d'une chaleur étouffante.
Stanleyville, ce serait pour plus tard. Le Congo appartenait d'abord à la brousse... Je ne voulais connaître qu'un nom : Bengamisa, là où se trouvait la plantation de la Lindi où j'allais apprendre à aimer l'Afrique.
Comme je rêvais tandis que la route devenait peu à peu une piste... J'imaginais que j'arrivais au Paradis Terrestre. La végétation luxuriante soutenait ma rêverie. Je voyais déjà des fleuves immenses et des forêts infinies, des baobabs plus hauts que le beffroi de Bruges. Je voyais des plantes gigantesques, des bêtes sauvages, des hommes inconnus. Et tous vivaient en paix, comme au premier jour de la Création.
Jamais la nature ne m'avait paru si belle. Tout ici, en Afrique, prend une autre dimension. L'air possède
[1]. L'averse
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